Les Nuits Sauvages

Prosumer : « La musique sur laquelle on danse a été créée par ces gens qu’on disait trop pauvres, trop blacks, trop ringards, trop femmes, trop gays » – Heeboo

Prosumer : « La musique sur laquelle on danse a été créée par ces gens qu’on disait trop pauvres, trop blacks, trop ringards, trop femmes, trop gays »

Interview Nuit - Avril 12, 2018

Michael Mann

On imagine aisément Achim Brandenburg, aka Prosumer, enfant, dans la cave de chez ses parents, à jouer avec des morceaux de miroirs brisés, pour créer les lights de son club imaginaire. La musique, les lumières, le club. Trois mots pour donner vie à l’un des plus grands djs de sa génération. Prosumer, de son Saarbrüecken natal, aux plus grands clubs du monde, celui qu’on appelle aujourd’hui « gardien » de l’histoire de la musique house, dont les productions sont attendues comme les enfants du Messi, c’est un parcours rempli d’humilité, de réflexion et d’une sincérité rare dans la nuit.

Prosumer c’est la revanche d’un mec trop « old school, trop gay, trop allemand, trop gros, trop bruyant, trop discret, trop sobre, trop sérieux, trop passionné, trop indépendant » au regard de la société. Un grand grand bonhomme de la scène électronique, que Garage accueille vendredi 13 avril en tête d’affiche d’une soirée au goût de légende. Blasé mais réfléchi, amère parfois, pétillant souvent. Un délice à danser, une découverte à lire, Prosumer, un véritable regard sur le monde de la nuit.

Prosumer, on te considère un peu, dans le monde de la nuit, comme le « gardien de l’histoire de la musique house », ça représente quoi pour toi ?

Prosumer : Je suis juste un passionné de musique. Depuis toujours. On me considérait comme un « weirdo » (mec chelou, ndlr) fut un temps, justement à cause de ça, du coup c’est une belle revanche que je prends aujourd’hui, ce côté « weirdo », j’en ai fait mon métier !

Pourquoi ce nom, Prosumer ?

Prosumer, ça vient d’un livre d’Alvin Toffler, La Troisième Vague (The Third Wave, ndlr), les djs de Detroit, de l’origine, en avaient tiré le mot « techno ». À un moment, dans le livre, on parle d’une personne qui produit quelque chose, en majeure partie pour sa consommation personnelle. Pourquoi ? Car il n’était pas satisfait par les productions de consommation de masse. Toffler dans ce livre, donne le nom de « prosumer » à cette personne (ou « consommateur éclairé », pour la traduction, ndlr). Un « prosumer », c’est une personne qui produit et consomme ce qu’il produit. Ça a fait écho en moi.

Tu te souviens de ta toute toute première teuf ?

Question difficile. Tout est un peu flou et se mélange dans ma tête. Si je devais choisir la première soirée où je me suis senti au bon endroit au bon moment et où tout était parfait niveau musique… je devrais tricher je crois (sourire). Du coup je vais prendre cette fois où je suis allée voir mon cousin à Vienne, c’était en 1992. Ma tante, qui avait un poste assez cool dans un magazine musical, nous a fait rentrer dans un club. C’était plutôt chic et je me souviens surtout ne pas m’être senti à l’aise du tout avec mon Canada Dry à la main… Je portais une veste bleue vraiment moche. La musique était plutôt pop, je me souviens d’un track, c’était Rhythm is a dancer, de Snap ; c’était la première fois que je l’entendais, avant même qu’elle devienne un tube. Je me souviens du jeu de lumières, je me sentais si peu à l’aise, si mal dans ma peau, ce sont la musique et les lumières qui ont donné du charme, finalement, à la soirée.

C’était quoi qui te poussait à sortir à l’époque ?

J’ai toujours été fasciné par les clubs, depuis tout petit. La première fois que j’ai vu des jeux de lumières super colorées et des gens danser sur de la musique, c’était à la télévision, dans une émission, sans doute Musikladen, ça m’a rendu accro. À l’époque j’adorais Bony M et leur producteur possédait il me semble (ou tout du moins était impliqué) une minuscule discothèque dans ma ville, il y avait aussi un studio. Un jour, je ne devais pas avoir plus de six ans, j’ai eu l’opportunité de pouvoir visiter cet endroit. C’était le paradis pour moi. Tu sais, j’ai passé une grande partie de mon enfance dans la cave de chez mes parents, à construire des jeux de lumière, à l’aide de miroirs cassés, je « jouais à la discothèque ». Je souffrais pas mal d’anxiété, c’est la musique qui m’a aidé à m’en sortir. Quel endroit plus merveilleux qu’un club ? La musique est forte, tu n’es pas obligé de parler à qui que ce soit. Tu partages un espace avec des gens mais les interactions sont limitées. J’avais besoin des clubs, des soirées, pour trouver un sens à ma présence quelque part. C’est là que j’ai réalisé que nous sommes tous les mêmes, quand il s’agit de nos espoirs, de nos rêves, de nos envies. C’est ça qui fait que les gens se rejoignent et s’entendent.

Michael Mann

On sortait comment, quand on était un ado, à Saarbrüecken ?

La sombre réalité d’un jeune qui vit en dehors de la ville, avec peu de transports publics de nuit et est bien trop jeune pour conduire : traîner dehors jusqu’à ce que tes parents te disent de rentrer et/ou viennent te chercher. Avec le recul, c’était un bon moyen d’apprendre à apprécier l’art du warm-up. La vie s’arrange pas mal avec un permis en poche et la possibilité de rester dans le club jusqu’à ce que la tête d’affiche prenne les platines (sourire).

C’est quoi qui, à l’époque, aurait pu tout gâcher ?

La chose qui pouvait et peut toujours gâcher la fête, ce sont les gens qui poussent et ne respectent pas les espaces corporels des autres, ceux qui ne comprennent pas que tout le monde est là pour passer un bon moment et pas l’inverse. Là où ça me touche, ce sont quand les gens tentent de t’imposer leurs façons de penser. Je suis très longtemps, et même encore aujourd’hui, passé à côté des drogues. Je n’y ai jamais fait attention, et encore aujourd’hui. Après, je ne suis pas du tout en train de dire que les drogues font partie du côté sombre de la fête, elles font partie de la fête et il me serait impossible de te dire que les gens sous exsta qui sourient tout le temps et font des câlins à tout le monde représentent un truc négatif.

« Berlin n’était endroit le plus accueillant du monde au premier abord, mais il était amusant de voir à quel point on s’y sentait bien »

Mais si tu savais le nombre de fois où on m’a fait me sentir mal à l’aise juste pour le fait de ne pas vouloir en prendre. C’est un truc qui m’arrive souvent, qu’on me regarde un peu de haut par rapport à ça. Mais bon, c’est juste un exemple. Si je devais résumer je dirais que ce qui ne me plait pas ce sont les gens qui jugent les autres sur leur capacité à « bien clubber » ou non. Ce genre de truc peut tout gâcher.

Pour remonter un peu dans le temps, tu écoutais comme musique à l’époque où tu as commencé à sortir ?

J’ai toujours gravité dans des milieux où la musique était assez brute. L’époque où j’ai obtenu mon permis et j’ai été capable de sortir plus a coïncidé avec l’âge d’or des labels Relief, Dance Mania ou encore Prescription. J’ai saigné toutes leurs sorties comme jamais auparavant.

Tu as changé ta manière de considérer la musique depuis que tu la joues et produis ?

Pour moi, comprendre comment fonctionnent les choses, comment on en arrive à faire sonner la musique comme elle sonne, ça ne la démystifie pas pour autant. Si j’écoute de la musique avec seulement mon oreille analytique, cela signifie que de toute façon je ne connecte pas. Du coup j’essaie le moins possible d’utiliser cette oreille là.

Berlin c’était quand, et pourquoi ?

J’ai quitté Saarbrücken en 1999, pour étudier à Potsdam (tout près de Berlin, ndlr). J’ai choisi cette ville pour son université, pas pour ses clubs. C’était avant la vague de djs qui se sont installés à Berlin pour faire carrière. J’ai vécu là pendant 15 ans environs, j’y ai beaucoup de souvenirs. Ce dont je me souviens surtout, c’est de l’ouverture qu’on y trouvait, ce n’était pas forcément l’endroit le plus accueillant du monde au premier abord, mais il était amusant de voir à quel point on s’y sentait bien.

Tu te souviens de ton tout premier dj set ?

Quand j’étais gosse, j’étais obsédé par l’idée d’être un vrai dj. J’enregistrais des morceaux pour mes chemins en bus, pour les sorties de classe. Puis un jour les gens m’ont demandé de le faire en vrai, je n’y croyais pas. Mes premiers dj sets ? Dans un bar que j’adorais, j’étais aux anges de pouvoir participer à ces soirées. Les gens revenaient pour me voir jouer, je n’en croyais pas mes yeux. C’était un étrange sentiment à l’époque, j’étais fou de bonheur, mais également mortifié par le stress (rire)

C’est quoi le truc le plus important qui a changé chez toi entre cette époque précise et aujourd’hui ?

Je dirais que je suis beaucoup plus en adéquation avec moi-même et le monde qui m’entoure. Je me mets moins la pression. Ce sentiment d’urgence des débuts, on le perd avec le temps, au fil des années. J’adore le revoir chez les jeunes, mais je suis ravi de ne plus avoir à y faire face.

Tu n’as rien sorti depuis un sacré moment. Pourquoi ?

Si je te dis que la musique est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour exprimer quelque chose que je n’ai pas encore exprimé, ça te suffit comme réponse ? (sourire)

Tu as un rituel avant de monter sur scène ?

Mon rituel c’est de regarder les gens danser et d’écouter la musique qui se joue juste avant moi. J’allume aussi quelques encens.

« Les femmes DJs ne sont pas une « tendance », les femmes djs ont toujours été partie intégrante et essentielle de la scène électronique »

Tu te sens comment avant de monter sur scène ?

Je suis plutôt concentré. J’ai du mal à échanger, donc je déconseille à tout le monde d’essayer d’avoir une conversation avec moi à ce moment là. Même avec le temps, je suis toujours un peu nerveux.

Et après ?

Après, j’ai toujours l’adrénaline qui circule. Mais je redescends assez vite. Du coup, juste après mon set je suis toujours persuadé que je vais rester faire la fête avec tout le monde pendant des heures, mais finalement, à chaque fois, 20 minutes plus tard je suis au lit…

C’est quoi le truc qui te rend heureux, ensuite, sur scène ?

Je dirais un mélange entre ce qu’il se passe au moment T -ça peut être une personne qui danse, un visage heureux, etc-, et des souvenirs qui me viennent -la première fois que j’ai entendu ce track, cet ami particulier qui adore ce track, etc. Puis évidemment, la musique elle même me rend heureux. Être capable de partager cette musique que j’aime de tout bon coeur avec les gens, pour moi, c’est renversant. Encore aujourd’hui.

Un truc que t’aimes moins dans le fait d’être connu aujourd’hui et partie intégrante de l’industrie musicale ?

En vrai, ça n’aide en rien ta vie privée et ta vie sociale. Parfois j’aimerais juste pour sortir comme tout le monde. Je finis toujours dans des conversations avec des gens que je ne connais pas qui essaient de me vendre des trucs, ce n’est vraiment pas agréable.

Du coup tu ne sors pas beaucoup ?

Non. Puis je n’en ai pas vraiment le temps. Puis aussi parce que quand je sors, on ne me parle que boulot boulot.

Tu vis aujourd’hui au Royaume-Uni, c’est quoi qui te plait là-bas ?

Les gens là-bas ont grandi exposés à un panel de genres musicaux bien plus large qu’en Allemagne. Du coup, ça les rend plus ouverts.

Pourquoi on a encore besoin de faire la fête, en 2018 ?

Parce qu’on a besoin de faire des pauses dans le quotidien sombre qu’on nous assène dans les journaux. Parce que faire la fête c’est une superbe manière de réaliser que les gens qu’on considère comme « différents » de nous ne le sont pas tellement au fond. Parce le club est un endroit parfait pour apprendre à vivre ensemble dans le respect. On a besoin de lieux comme ça, où on a rien à attendre les uns des autres hormis le fait de profiter du moment.

Pendant un temps, en Europe, le fait de faire la fête pouvait être très politique. Tu penses que ce temps est révolu ?

Oui et non. Les fêtes où s’expriment une agitation civile, les fêtes illégales, c’est quelque chose de rare aujourd’hui. Mais les fêtes qui soutiennent une cause, ça c’est quelque chose qui évolue et se développe de plus en plus. C’est quelque chose de très très positif dans la société actuelle.

« Ces mecs qui se permettent d’appeler « pétasse » une femme juste parce qu’elle exprime son opinion »

Après je crains que ce soit un peu à la mode, de soutenir des causes, je crains aussi que les gens utilisent un discours spécifique parce qu’on attend ça d’eux et pas parce que ce discours les habite réellement. Tu sais, ces gens qui font du politiquement correct mais ne remettent pas en question leurs privilèges à eux. Je me souviens d’un article sur lequel j’étais tombé qui s’appelait « Les femmes DJs – une des grandes tendance de l’année ». Les femmes DJs ne sont pas une « tendance », les femmes djs ont toujours été partie intégrante et essentielle de la scène électronique. Nous devrions vivre en accord avec nos principes, pas juste en théorie, mais aussi dans la pratique.

Il y a une certaine forme de militantisme dans ton travail à toi, non ?

J’ai fait l’expérience de la nuit comme lieu où les gens peuvent enfin être eux-même, se révéler ; c’est là que les gens sont les plus fidèles à qui ils sont, quand ils se libèrent. Je me fatigue très vite des gens qui font semblant ou se donnent une image. Je suis encore moins patient avec les gens qui, au lieu d’être dans l’instant et de faire du moment une expérience inoubliable, se mettent à filmer ou recréer quelque chose qu’ils auraient vu dans je n’sais quelle vidéo Youtube de je n’sais quel influenceur. Soyez-vous même bon dieu.

J’ai eu tellement de gens autour de moi qui se sont permis de me dire à quel point ma personne n’étais pas en adéquation avec le lieu. Trop old school, trop gay, trop allemand, trop gros, trop bruyant, trop discret, trop sobre, trop sérieux, trop passionné, trop indépendant… Et la liste continue. Et tous ces trucs que j’entends à longueur de temps à propos de mes collègues djs femmes, ces mecs qui se permettent d’appeler « pétasse » une femme juste parce qu’elle exprime son opinion, ces artistes de folie que l’on prend de haut avec des « c’est drôle ce que tu fais car tu ressembles plus à une maîtresse d’école qu’à une musicienne ». La discrimination ordinaire.

Tu sais, la musique sur laquelle on danse, a été créée par ces gens qui étaient « trop pauvres », « trop blacks », « trop ringard », trop « femme », « trop gay », « trop typé », trop tout. C’est notre histoire dont les gens doivent être conscients, c’est cette histoire de la musique dont les gens doivent se souvenir la prochaine fois qu’ils auront à faire face à quelqu’un de « trop quoi que ce soit ».

Tu crois que les gens feront la fête comment dans 20 ans ?

Aucune idée. Mais j’espère que ce sera un peu plus cool que la scène d’opéra du Cinquième Élément…

Lien de l'événement : Garage avec Prosumer, Elise, Guillermo Jamas

Adeline Journet

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