Ça faisait déjà plusieurs semaines qu’on le sentait pointer son nez, et comme prévu ce week-end de la Saint Valentin allait être un des plus lourds de ce début d’année, en termes de programmation sur la scène techno parisienne. Du vendredi au dimanche, des dizaines d’events étaient ainsi prévus un peu partout dans la capitale et ses alentours – Alexis Chadefaue
A l’image du rayon yaourts de nos supermarchés, il y en avait pour tous les goûts et toutes les couleurs, en termes de lieux comme de styles : de la warehouse, de l’indus, du club underground, du queer, de la free party, du neo acid pop expérimental… Difficile d’être exhaustif devant un choix aussi riche qu’un double Steakhouse burger avec supplément bacon. Mais finalement cette fin de semaine paraissait assez représentative de la bulle techno parisienne qui n’en finissait pas de gonfler mois après mois, jusqu’à ce que certains y laissent un jour des plumes. D’ailleurs, le public allait-il être à la hauteur de l’overdose ? Serions-nous capables d’ingurgiter autant d’amour sans que le sang nous coule par les oreilles et que nos orbites révulsées finissent en petits cendriers cosy au bar de L’Officine 2.0 ?
Avouons-le, la pierre angulaire de ce week-end en amoureux était en soi une belle promesse : le retour en Île-de-France d’un format diurne digne de ce nom, le départ de la Concrète vers des eaux plus sages ayant laissé à nos befters (before+after) un goût amer de tabac froid sur fond de boules à facettes. Bienheureux, le plus français des magazines de musiques électroniques anglo-saxon avait décidé de mettre les petits plats dans les grands avec un événement sobrement intitulé Midi-Minuit, dans un lieu à ma connaissance inédit et avec un line-up pas dégueulasse.
C’est là que m’est venu à l’esprit cette idée un peu idiote comme toute celles qui émergent généralement à la lumière du jour éblouissante d’une after trop arrosée : pourquoi ne pas enchaîner les évents non-stop du vendredi soir au dimanche dans une sorte d’hommage aux marathons de la danse qui avaient lieu jadis, et immortalisé par la caméra de Sydney Pollack dans son film On achève bien les chevaux ?
Mes petits camarades de jeux et moi-même avons donc programmé un petit panel de soirées éclectiques, saupoudrées de fortifiants afin de traverser sans encombre ces trente-deux heures d’amour exponentielles.
Et puisque que l’on parle d’amour, il nous est impossible de ne pas démarrer ce marathon par celle qui incarne le mieux la passion et le déchirement sur la scène techno actuelle : Amélie Lens, petite fille belge tout droit sortie d’une tente Quechua au Dour festival, mannequin, puis DJ productrice et superstar interplanétaire. Amélie, on l’aime ou on la hait, sans demi-mesure, sans savoir bien pourquoi, à l’image du Rex, un des rares clubs à recevoir encore celle qui a dorénavant plus l’habitude de se
produire devant des dizaines voire des centaines de milliers de personnes.
Je ne déteste pas le Rex club, j’entretiens avec lui des rapports amicaux et bienveillants, sans pour autant oublier notre passé mouvementé à l’image d’un ou d’une ex avec qui l’on apprécie de partager une pinte de Picon en terrasse en souvenir du bon vieux temps ; et aussi parce qu’il y a Joël, le gardien des bas-fond, le cerbère de l’amour qui illumine votre vessie de son sourire d’ange et de sa bonne humeur communicative. Qui plus est le Rex club est encore pour bien des DJ un rêve désuet, l’aboutissement de quelque chose qui aurait démarré en l’an un avant Laurent Garnier et qui continuerait encore aujourd’hui, par filiation. Pour tout cela, dans mon coeur et à jamais : Rex sedet in vertice.
Dès mon arrivée dans le temple des pistos, un petit manager zélé vient me signifier qu’Amélie ne veut pas de photos, sans doute impressionné par le boîtier ridicule et dysfonctionnel qui pendait autour de mon cou. De toute façon je n’en aurais pas l’occasion, car il est certainement plus facile d’apercevoir la Joconde au Louvre un jour d’affluence, que notre vedette sollicitée sans relâche par des fans aux T-shirts floqués à son nom devant l’embrasure de sa cabine. Le public est sage, constitué en grande partie de petits couples d’amoureux. Si pas mal d’entre eux étaient probablement présents à La Nuit de L’Essec, je ne leur en tiens pas rigueur, en tout cas pas ce soir, parce qu’on est d’abord venus pour la musique et pour oublier nos divergences. Si Lens offre une prestation plus qu’honorable, on sent un brin de lassitude devant un set efficace mais rodé comme du papier à musique… Heureusement comme à chaque fois, elle n’est pas venue seule et ce soir c’est Milo Spykers et Ahl Iver qui font le show et mettent tout le monde d’accord.
Sous la chaleur moite la foule s’encanaille, les chemises se défroquent, les collants se filent, les langues se mêlent, dans une lente et fascinante décadence salutaire d’où certains couples sortiront brisés et d’autres unis à jamais comme des Twix sous cellophane. A l’aube, Paris nous livre l’un de ses plus beaux tableaux, la lumière rasante transformant les façades du boulevard en navires d’argent., et nous sommes là, émerveillés comme des
gamins, avant qu’un chauffeur Uber bien facho nous fasse redescendre illico, persiflant son venin de Poissonnière à St Denis où nous faisons halte pour reprendre des forces avant le deuxième round.
Finalement c’est à la tombée du jour et sous la pluie que nous arrivons à Pantin pour Midi-Minuit. Le lieu est assez atypique, situé entre le Glazart et le Nexus, il s’agit d’un ancien centre ferroviaire transformé en pépinière d’entreprise et en zone d’initiative populaire. Au premier abord, un petit côté kermesse qui n’est pas sans rappeler le Kilowatt de Vitry sur Seine. Avec ses jolies guirlandes colorées, son potager champêtre, sa buvette bucolique montée autour d’une tireuse à bière, il ne manque plus qu’un jeu de massacre et une pêche à la ligne mais j’ai confiance en l’avenir, l’événement étant appelé à devenir régulier en cas de succès. D’ailleurs on ne peut pas dire que l’organisateur soit passé à côté, car dans ce qui ressemble à une sorte de Warehouse apprivoisée, s’entasse une foule compacte qui dépasse allègrement le millier de personnes, un public éclectique à l’image de la programmation musicale.
Si je devais être critique, je dirais dit qu’il manque encore un petit supplément d’âme à tout ça, mais les moyens sont là et ça fait clairement le taf. Sur scène s’enchainent les grosses pointures : The Hacker, François X, Nico Moreno qui n’est pas venu pour enfiler des perles… D’ailleurs le système son tient toutes ses promesses et malgré l’ambiance parfois un peu Stade de France un soir de match, on s’amuse avec les potes, et il valait mieux car à 23 h 30 pétantes, c’est déjà extinction des feux. Un suppo et au lit, tout le monde est invité à sortir fissa pour aller jouer ailleurs, limite si les mecs ne commençaient pas à démonter le stage durant le closing…
Une demi-heure plus tard, nous nous retrouvons à la maison pour réfléchir au troisième round, les jambes sont lourdes et les estomacs creux comme des bongos. Ça débat sans trop de conviction sur la prochaine destination, entre Spectrum avec Morbeck à La Station, Open Minded et Subtyl au Sierra Neon et pour ma part, les zinzins de Vitesse Extreme et leur Crash test à Bagnolet. Mais j’ai pas envie d’y aller seul, alors on reste là à échanger, à raconter nos histoires de teufs, à tricoter nos vies autour d’un verre, d’un taz ou d’un paquet de fraises Tagada.
Et alors que la nuit suit son cours et qu’au fond du salon une chiée d’enceintes surdimensionnées enchaînent les sets hypnotiques de Paul Ritch, la rugosité fiévreuse de Rikhter ou encore la richesse rythmique et déroutante de Johannes Heil, on se rend d’un coup compte à quel point ça fait du bien d’être ensemble à partager l’instant, que finalement c’est peut-être ça l’essentiel. Comme si dans notre course effrénée à la performance, à
l’exclusif, on avait fini par perdre ce qui nous réunissait, qu’au-delà du lieu et du nombre, ce qui importait vraiment c’était de vivre ensemble plus intensément que quiconque, cette communion des esprits et des corps à travers la musique.
Ainsi, dans notre voyage immobile vers une nouvelle aube, certains se sont mis à danser sans but, d’autre ont refait le monde ou polémiqué sur la véritable nature des pyramides. J’ai eu le sentiment que l’on allait nous retrouver ici des siècles plus tard, squelettes enlacés dans les restes poussiéreux d’un sofa.
Je restai là, allongé sur le sol comme un cheval blessé derrière le juge de paix, à contempler la danse des couleurs sur les casaques qui s’agitaient autour de moi et la beauté du monde qui scintillait à l’orée du ciel juste avant le coup de feu final.
© Alexis Chadefaue