C’était un vendredi matin. J’étais vaillant et noble, mais la petite voix qui me sert de warning n’avait encore une fois pas fonctionné la veille, m’entraînant dans une nuit bien trop longue pour mener une discussion cohérente le lendemain.

Rendez-vous était donc pris en fin de matinée avec Dj Hell, dont la musique a bercé une partie de mon enfance. Après avoir acheté une bouteille de coca et griffonné trois questions sur un bout de papier dans la rue adjacente, je m’engouffrai dans le bureau où il m’attendait et où défilaient sagement les journalistes, me répétant à l’envie que j’aurais dû refuser le verre de la veille qui avait tout fait basculer.

 

Dj Hell : Est-ce que tu enregistres ?

Aubry : Tout à fait

Dj Hell : Ah parce que j’ai trouvé une super app ou tu peux dépitcher des voix (il me fait écouter plein de trucs sur son téléphone et alors là je ne comprends plus rien et je saisis qu’il a cru que je faisais un podcast pour une radio. Bref je laisse faire et il m’explique comment fonctionne l’app pendant deux minutes, en vrai ça avait l’air hyper cool et c’était plutôt un bon moment, m’enfin je me suis dit la ramasse commence direct c’est chaud).

Aubry : Bon alors on va parler de votre album. Je l’ai trouvé super cinématographique, je me demandais comment est-ce que vous choisissiez le nom de vos tracks, par exemple Inferno, est-ce que ça a un lien avec la pièce de Castellucci, est-ce que vous allez jusqu’à des références théâtrales ?

Dj Hell : Non, au niveau de cette track j’étais plus influencé par Orange Mécanique, the Loveless, un film sur des bikers dans les 70’s, ou Cruising avec Al Pacino

Aubry : Cette influence est très visible dans votre premier clip

Dj Hell : Oui, et en fait parfois tu as juste besoin de trouver un nom, et Inferno par exemple, allait bien avec cette track, très influencée par Morricone ou Boards Of Canada

Aubry : En effet, il y a quelque chose du Boards of Canada très éthéré des débuts

Dj Hell : Oui, il s’agit vraiment d’un de mes groupes préférés.

Aubry : Et pour revenir à Cruising, d’où vient cette envie d’exploiter cette référence pour votre premier clip ?

Dj Hell : Quand je suis en studio, je pense toujours à la manière dont je vais mettre ma musique en vidéo, et la pochette qui va avec, tout comme j’écris désormais toutes les paroles. L’aspect visuel est aussi important que la musique, c’est un tout, je ne vais pas donner ma musique à des gens et les laisser se débrouiller avec sans que j’intervienne.
Concernant le clip, je ne suis pas gay mais je reste fasciné par les dessins de Tom Of Finland avec ces hommes en cuir, en latex ou en policier. Je pense que chaque être humain a sa manière d’exprimer ce qu’il aime comme fétiche.

“La house et la club culture doivent beaucoup à la communauté homosexuelle”

Aubry : Cependant j’ai l’impression qu’à Paris par exemple, la partie la plus jeune de la communauté gay se sent moins concernée par ce fétichisme.

Dj Hell : Vraiment ? Parce qu’ils ne se connaissent pas, ils doivent se trouver. Il faut expérimenter, voir ce que tu aimes ou pas, cuir, odeur, qu’importe, ça peut tout être. Mais lorsque tu es jeune tu ne peux pas le savoir tout de suite.
A l’époque de Tom Of Finland, être gay avait une signification différente car c’était criminalisé. Et encore aujourd’hui, c’est considéré dans certains pays comme une maladie mentale. Je suis heureux de pouvoir travailler sur ça, travailler à cette fierté, car la house et la club culture doivent beaucoup à la communauté homosexuelle.

Aubry : Justement, pensez-vous que par rapport à cette époque, cette communauté fait aujourd’hui toujours autant partie de l’histoire de la club culture ? “J’ai l’impression qu’elle s’est fondue, avec la fin de la criminalisation de l’homosexualité et donc des combats sociaux qui l’accompagnait,  dans la masse, et qu’elle n’influence plus autant la nuit.

Dj Hell : Pour moi, une majeure partie des acteurs de la nuit viennent de la culture gay. Mais si tu as ce sentiment, c’est aussi parce c’est devenu populaire,  fashion, la « masse» s’est emparé de cette culture pour la rendre populaire et tu ne peux plus savoir qui est gay ou pas. Evidemment, au final, cela importe peu, mais personnellement je sais que je leur dois beaucoup car j’ai toujours été fasciné et connecté à ce monde, qui m’a beaucoup apporté. J’ai par exemple énormément appris de Fisherspooner et de la manière dont ils voient le monde.

“Marine Le Pen est un désastre pour l’Europe”

Aubry : D’ailleurs je crois qu’ils sortent un nouvel album

Dj Hell : Tout à fait, je l’aime bien, ils ont arrêtés d’être une vingtaine sur scène, ils ont un vrai groupe désormais. Mais tu sais, tout le monde copie tellement Fisherspooner, ce qu’ils faisaient il y a 15 ans, leur manière de s’habiller, leur liberté, que cela n’aurait aucun sens s’ils refaisaient la même chose aujourd’hui. Je vais d’ailleurs faire des remix pour cet album.

Aubry : Je me demandais, quand on voit la confrontation entre le long travail de sensibilisation qu’il y a eu autour de la cause homosexuelle et la montée des radicalismes et conservatismes qui n’augure rien de bon, qu’est ce qu’on peut faire à notre niveau ?

Dj Hell : La techno et la musique électronique ont toujours été politiques.

Aubry : Et elles doivent le rester ?

Dj Hell : En tout cas, elles devraient oui. Et littéralement, en techno, tu peux avoir un poids rien qu’avec le choix de tes titres. Le fait est que beaucoup de gens ont peur de dire ce qu’ils ressentent parce qu’on vit dans un monde de fou. Tellement de choses se passent et notamment à Paris. Beaucoup de personnes sont perdues et font le choix de la radicalité en allant vers des personnes comme Le Pen. Marine Le Pen, c’est un désastre pour l’Europe, pour l’Allemagne aussi, et même si c’est risqué tous les artistes doivent le dire, parce que tu captes l’attention de beaucoup de gens. Quitte à te faire détester.

Aubry : D’ailleurs Laurent Garnier a eu des problèmes avec certains de ses fans lorsqu’il a joué ce vieux titre des Bérus au Rex.

Dj Hell : C’est intéressant que l’attention se soit portée sur ça. Je pense qu’il aurait été mieux pensé de créer une chanson spéciale, et de ne pas forcément en rejouer une vieille. Faire une vraie chanson où il délivre son message tu sais. Après, personnellement, je ne suis jamais sur Facebook, je m’en fous complètement, c’est rempli de haters. Mais il peut et pourrait faire quelque chose de beaucoup plus fort sur ce sujet. Tu peux écrire des paroles, faire une vidéo. Au final, il a fait quelque chose, c’est déjà ça. C’est marrant parce que c’est la troisième interview où l’on m’en parle.

(Là je sens que 1 : il est loin de porter Laurent dans son cœur et que 2 : il est saoulé. Je suis complètement à court de questions vu que j’ai posé les 3 que j’avais griffonné donc je pars en mode yolo roue libre mode « est-ce que le public parisien est le meilleur du monde ? oh oui il y a tellement d’énergie à Paris c’est incroyable » en comptant les soupirs).

Aubry : Est-ce qu’il y a des artistes de la nouvelle scène électronique qui vous intéressent particulièrement ?

Dj Hell : Des jeunes ? Pas vraiment. Pour moi, les meilleurs sont Jeff Mills, Carl Craig & Derrick May. Quand Derrick mixe c’est incroyable, les remix de Carl Craig sont toujours excellents et Jeff quant à lui pousse les limites de son art très loin, avec des orchestres, en performant dans des musées. Il y a des milliers de jeunes talentueux, mais bon …

Aubry : Et ça vous intéresserait de faire comme Jeff, collaborer avec des musiciens d’univers différents ?

Dj Hell : A terme, j’adorerais aller dans cette direction, mais c’est beaucoup de travail. Lui, il emprunte vraiment des chemins difficiles, il expérimente beaucoup et souvent pour le meilleur.

Aubry : Ah oui en plus il vit à Paris

(là je tourne mes feuilles pour oublier que je viens de dire un truc aussi bateau, me donner une contenance et pour faire genre il reste des questions dessus mais je pense surtout au doliprane de la délivrance qui m’attend bientôt)

Aubry : Et comment vous faites pour rester aussi cohérent avec les années ? On voit tellement de djs embrasser une culture mainstream et pas forcément pour le meilleur tandis que vous tracez toujours votre chemin.

“A quoi bon faire semblant d’être un dj ?”

Dj Hell : Je ne sais pas comment être mainstream, je n’en ai en fait aucune idée. Quand je produis ou que je mixe, j’essaie surtout de garder une fraîcheur, sans regarder ce qu’il se fait à côté. Evidemment j’ai envie que les gens comprennent ce que je fais, et soient inspirés par ma musique, mais je ne me verrais pas répéter du Gigolo à l’envie parce que ça a eu du succès.
Quand tu regardes David Guetta, je pense par exemple qu’il sera confronté jusqu’à la fin de sa carrière à son show pour l’ouverture du dernier euro en France. Malheureusement il ne fait pas assez attention à ce dans quoi il s’embarque.

Aubry : Il a l’air sincère, c’est déjà ça

Dj Hell : Certainement, mais prétendre de mixer dans ce stade alors que tout est en playback et que 200 millions de personnes te regardent pendant 15 minutes … Bien sûr que cela t’apporte de la notoriété, mais à quoi bon faire semblant d’être un dj ? Il ne s’est pas aidé en faisant ça. Après je pense qu’il s’en fout, il veut juste “toujours plus”.

Aubry : Ça doit juste être compliqué de se regarder dans la glace le soir

Dj Hell : Oui, et toi comme moi comme beaucoup de monde n’ont pas apprécié qu’il fasse ça. Après, il a ouvert beaucoup d’opportunités pour les artistes américains et à ses débuts il a fait de bonnes choses.

Aubry : D’ailleurs lorsqu’on écoute votre discographie, il y a également des choses complètement différentes comme le single Copa, je suis retombé dessus il y a quelques jours.

Dj Hell : Oui, j’ai fait cette track lorsque je vivais au Brésil. Je voulais quelque chose qui rende hommage à l’art de vivre brésilien, à mon quotidien de l’époque.

Aubry : Parce que c’est vraiment différent de ce que vous faites maintenant

Dj Hell : Oui, mais ce n’est pas une des chansons dont je suis le plus fier. On me demande très souvent de la rejouer et je n’ai jamais accepté. C’était juste un hommage à Copacabana, pour représenter Rio, capturer tout ce qu’il y a de spécial dans ce merveilleux endroit. Ce n’était peut-être pas une idée spectaculaire, mais j’ai essayé et je suis en revanche content du clip qui l’accompagne. Je l’ai fait avec mes amis brésiliens, gays pour la plupart. J’ai dit à ma maison de disque que c’était les meilleures personnes pour représenter l’esprit de Copacabana et ce tournage, c’est un des moments de ma vie que je n’oublierai jamais, c’était très spécial. Pouvoir tourner une video à Rio, avec des brésiliens, c’était incroyable.

Aubry : D’ailleurs, pourquoi avoir décidé de vivre à Rio ?

Dj Hell : Parce que c’est un des plus beaux endroits de la terre. Si tu y va, tu n’as plus envie d’en partir. La vie y semble facile. La façon dont ont les gens de réfléchir est complètement différente, c’est beau, tu as la musique, la plage, le foot, la nourriture, tout est bien.

Aubry : c’est marrant parce que ça semble opposé avec l’image beaucoup plus noire qu’a pu renvoyer votre période electroclash

Dj Hell : Parce que tout le monde a une face plus sombre et je travaille beaucoup la mienne également. Elle existait à Rio, ou beaucoup de choses folles se passent. Tout semble cool, mais ce n’est pas le cas dans les favelas ou j’ai vu beaucoup de trucs dingues se dérouler avec le trafic de drogue. C’est aussi un endroit très dangereux, il y a des millions de pauvres. Mais même dans les favelas ils arrivent à rester très généreux et accueillants, je ne m’y suis jamais senti en danger.
En revanche, le mec du réalisateur qui a tourné la vidéo a été tué trois ans après, dans la rue, et c’était un bon ami à moi. Ca c’est le côté sombre de Rio. Ils l’ont juste tué, à cause de sa montre, parce qu’il conduisait une voiture.

(là l’attachée de presse trouve que c’est le moment idéal pour venir interrompre la discussion parce qu’un autre journaliste attend. Je lui indique qu’on termine)

Dj Hell : Et donc ils l’ont tué, devant sa maison, là bas tu peux tuer pour n’importe quoi.

Aubry : La situation a d’ailleurs l’air d’être de plus en plus instable au Brésil

Dj Hell : Effectivement, il y a eu une bonne époque il y a 10 ans lorsqu’ils ont trouvé beaucoup de pétrole, le Brésil était en plein boom et allait devenir un acteur majeur. Mais il y a tellement de corruption, économiquement la situation aujourd’hui est mauvaise. Heureusement les gens continuent à croire en leur futur et à avoir un grand cœur, c’est ce dont je suis le plus proche.

Aubry : Et bien merci beaucoup, je vais devoir y aller

Dj Hell : Ah bon ?

Aubry : Oui apparemment un journaliste attend derrière

Dj Hell : Ah mince, ok

Aubry : En tout cas vous étiez la première interview de ma vie

Dj Hell : Vraiment ? Tu t’en ai bien sorti, c’était cool. Merci !

Aubry : Merci, byebye !

Et je reparti sur une note d’inachevé, une note de peut-être mais aussi de gaieté. Charmé par cette rencontre avec l’icone tant aimée, je la rangeai alors au rayon des “déjà fait”..