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Eva Peel : « Le modèle patriarcal et techno-burné me fatigue, la techno doit être spirituelle » – Heeboo

Eva Peel : « Le modèle patriarcal et techno-burné me fatigue, la techno doit être spirituelle »

Interview Nuit - Février 1, 2018

Elle vient du rock et de la new wave. Des milieux alternatifs. D’une scène anti-mainstream. Petite, Eva Peel écoute la radio en cachette. Eva fréquente les concerts d’indie en fac d’anglais. Fan de Bowie, elle tombe dans la marmite électronique sur la fin des années 1990. C’est le déclin, déjà, des raves parties, et Eva découvre la new-beat. Ce qu’elle aime ? Que le monde de la musique prenne des risques. Les milieux déviants, qui surprennent, quittent les rails, tout ce qui dérive et s’éloigne des sentiers battus.

Journaliste pour Time Out ou encore Trax, Eva déteste la soupe auto-tunée et pour elle, la fête est à considérer comme un « long et immense dérèglement de tous les sens ». Eva Peel mixe, filme, s’entoure des meilleurs, de Mike Theis à Yann Richard avec qui elle monte Theremynt en 2010. Puis vient le temps du yoga, dont elle est professeure, et de Deviant Disco, label et collectif d’artistes. De la new wave à la synth-wave, en passant par la house et l’horror disco, les sets d’Eva Peel marquent par leur richesse et leur énergie communicative. Samedi 3 février, on la retrouve derrière les platines de la Culottée, à la Station-Gare des Mines, pour te corriger avec amour. Rencontre avec une terrestre totalement extra.
 

Ta toute première fête, tu t’en souviens ?

Première boum ou première rave ? Il a du se passer 20 ans entre les deux car je suis allée à ma première boum à 13 ans. J’y ai connu mon premier flirt” en écoutant I’m not in love de 10 CC, un morceau que je passe encore au Rosa à la fin de la soirée quand on doit mettre un slow… Je suis sortie plutôt tard dans les teufs, mon univers en tant qu’étudiante en anglais à la cac de la Sorbonne Nouvelle, c’était plutôt les concerts, on y fait la fête aussi mais on y va d’abord pour écouter de la musique, les festivals en Bretagne comme les Trans avaient une dimension plus festive. Si je dois en citer une, allez on va dire une party new beat en Belgique dans les années nonante  (1990, pour les non-initiés, ndlr) comme on dit au plat pays, c’est sans doute ça mon meilleur souvenir : la musique était lente et les gens complètement délires, quelqu’un m’y avait emmenée, j’ignorais tout de l’existence de la new beat à l’époque, je me suis laissé entraîner et j’ai eu une Rav-élation…

Le truc qui a rendu cette fête inoubliable ?

Le mélange des publics ? Des riches des pauvres, des beaux, des moches, des looks à tomber par terre, dans l’ensemble un énorme sentiment de liberté et de déviance puis aussi l’impression d’échapper aux codes parisiens qui m’ont toujours gonflée ; d’échapper aux codes de la new wave ou du hip hop made in France dans lequel j’avais évolué auparavant même si de façon totalement anecdotique. Je trainais dans des sound system où j’allais voir des grosses stars via mon boulot de journaliste (James Brown, Prince mais aussi Jad Wio…), j’ai passé beaucoup de temps à écumer les concerts, des festivals où tu découvres pleins de choses géniales quand les programmateurs ne font pas exactement ce qu’on attend d’eux c’est à dire programmer les rosters attendus…

C’était quoi les raisons qui te poussaient à faire la fête ?

« La vraie vie est ailleurs » comme disait Rimbaud un visionnaire autant qu’un illuminé de la première heure.  Ailleurs, ça veut dire sortir « ailleurs que dans ton milieu, ta famille, tes codes bourgeois », là où tu vas découvrir des choses qui te surprennent, que ce soit la musique, les gens, l’ambiance…. Le début des raves, pour ça, participait d’une énorme magie, on suivait des infolines sur son téléphone, on allait à une station service et on se retrouvait n’importe ou « avec n’importe qui pour faire n’importe quoi » -pour parodier Daniel Darc qui, à priori, n’a jamais foutu les pieds dans un entrepôt avec 10 kg de son… Donc clairement, ma motivation à l’époque était d’aller voir ailleurs, pour vivre autre chose que les concerts, toute la génération 90’s était comme ça et encore une fois, j’ai connu tout ça sur la fin…
Je concevais la fête comme un « long et immense dérèglement de tous les sens »

Le truc qui aurait pu tout gâcher à l’époque, mais en fait non ?

La mauvaise gestion des drogues, c’est inévitable et ça a fait beaucoup de victimes, y compris des gens que j’adorais et qui m’ont beaucoup inspirée comme la dj Sextoy (de son véritable nom Delphine Palatsi) ou Sven Väth. À l’époque, je me rappelle qu’il prenait l’avion d’Allemagne pour venir jouer dans un after à Paris, ça m’impressionnait beaucoup, ces djs qui faisaient des sets marathons… Mon côté hippie m’a toujours sauvée par rapport à ça ; je concevais la fête comme un « long et immense dérèglement de tous les sens » (c’est toujours de Rimbaud pas de moi) mais j’aimais aussi me reposer, les chill-out, la hard techno et le speedcore, très peu pour moi…

Tu écoutais quoi du coup comme musique dans les années 1990 ?

J’ai écouté plein de chose et très tôt, je dois dire à 13-14 ans des émissions de Bernard Lenoir que j’écoutais en cachette et qui m’ont permis de continuer à explorer ce qu’on appelle l’indie rock, puis grâce à Nova et des copains de la fac, de l’afro-beat, de la musique éthiopienne, mais en même temps Bowie non-stop, le premier artiste dont j’ai acheté TOUS les disques quand j’avais 16 ans, le premier qui m’a vraiment marquée et qui continue de m’influencer durablement par l’immense richesse de son spectre artistique. Sa mort que j’ai apprise un weekend ou j’étais allée jouer à Berlin, une ville qu’il aimait beaucoup, m’a particulièrement choquée même si elle était inéluctable.

Tu as changé ta manière d’écouter de la musique aujourd’hui que tu la joues ?

 

Non, pas réellement car je suis quelqu’un, malheureusement, d’assez compulsif avec la musique ; le matin quand je me lève je vais écouter de la musique indienne ou de l’ambient pour faire mes étirements de Yoga (je suis prof de vinyasa, une forme de Yoga dynamique), puis si je dois travailler sur des projets pour Deviant Disco j’écoute Soundcloud, des mixs de gens que j’aime bien, des émissions radio, Beats in Space le show de Tim Sweeney par exemple, mais aussi des choses que me recommandent les gens de mon collectif qui sont de vrais diggers. En fait tout dépend du moment, après, il est vrai que si je cherche de la musique pour un Dj set, beaucoup de choses vont rentrer en compte : l’endroit, l’heure à laquelle je joue, le message que je veux délivrer au public… Je considère les djs comme des passeurs, au sens où l’entend le Larousse (rires). On est dans la transmission si tu me suis, alors oui, on doit écouter la musique autrement si on la mixe. Mixer c’est comme préparer une sorte de rituel… mon comparse Ygal Ohayon est pareil.
 « Je considère mes copains producteurs comme des espèces de sorciers du son »

Ton premier dj-set, tu t’en souviens ?

 C’était pour accompagner la sortie de l’album d’un groupe d’electro-pop au Batofar. J’étais terrorisée avec mes vinyles mais les gens ont dansé… Et j’ai adoré la sensation de les voir réagir sur la musique. L’effet est devenu addictif… Puis ensuite tout s’est enchaîné : les lieux, les gens, les dates, on était au début des années 2000 et la scène était en totale effervescence. C’était un moment très intéressant pour la scène qui nous intéresse car les genres commençaient à se mélanger un peu…

Comment on passe de chanteuse à dj, ou l’inverse ?

Je n’en sais trop rien, je pense juste très simplement que je n’ai pas assez passé de temps au conservatoire pour réellement pouvoir créer de la musique. Je ne jouais d’aucun instrument étant ado, mais j’aime chanter depuis toujours. Ado, je passais des heures dans ma chambre à chanter Bowie ou des comédies musicales genre West Side Story ; j’ai même eu un groupe de rock ou j’écrivais déjà les paroles quand j’étais à la fac.

Du coup, quand j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui aimaient bien mon univers, on a travaillé ensemble ; j’adore ces rencontres qui peuvent survenir entre un producteur et une chanteuse. En fait, j’aime être à côté d’eux, les voir travailler, le son est comme une matière qui est en perpétuelle évolution et je considère mes copains producteurs comme des espèces de sorciers du son. C’est incroyable ce qu’un morceau au départ anecdotique peut finalement devenir…

Le premier morceau d’électronique où j’ai posé des voix, c’était celui d’un copain José qui produisait dans sa chambre ; j’ai perdu sa trace j’avoue, depuis. Puis j’ai croisé Mike Theis grâce à Nicolas Ker (le chanteur de Poni Hoax, ndlr), on a enregistré plusieurs covers du morceau Cambodia de Kim Wilde dont une version acid qu’il m’arrive encore de jouer en club. Mike est un excellent producteur et musicien et on a fait pas mal de morceaux ensemble, des compos mais aussi plusieurs reprises (Goodbye Horses-Pa-r-i-s) et même une ballade folk que j’aime beaucoup. Je crois qu’on passe du djing au micro parce qu’on aime la musique tout simplement, il s’est passé la même chose avec Yann Richard de Theremynt avec lequel on a réussi à créer un bel univers. 

Et c’est quoi qui conduit un artiste à monter son propre label, comme tu l’as fait avec Deviant Disco ?

A dire vrai, Deviant Disco est un projet collectif, j’insiste là-dessus. Le label est donc l’oeuvre de notre petit regroupement de diggers et de djs. Pour le moment, on est surtout en train de (res)sortir de vieux tracks, de les é-éditer, mais effectivement des projets de signatures sont en préparation. Pour le coup, je dirais que mon rôle consiste plus à articuler tout cela et à faire de la DA, pour que l’on reste dans l’esthétique musicale qui est la nôtre.

Comme tout label, le projet est under progress” mais je tire mon chapeau à David Chouferbad & Fred Serendip qui ont impulsé la dynamique puis à Ygal Ohayon qui nous aide aussi beaucoup à coordonner tout ça ; c’est une aventure excitante qui j’espère va être amenée à se développer sur la durée.  Pour faire un aparté sur le djing et son aspect spirituel, je voudrais également là encore citer Ygal Ohayon (ex-collaborateur de Versatile) comme une influence dans Deviant Disco et un excellent dj trop peu connu malheureusement…

Qu’est ce qui a changé entre toi à tes débuts et toi aujourd’hui ?

Question difficile mais je vais essayer d’y répondre le plus honnêtement possible… (sourire). A 20 ans on est plein d’illusions et la musique est une sorte de gigantesque miroir pour toute personne sensible qui essaie de se découvrir, j’ai donc foncé tête baissée aussi bien dans les concerts que les festivals ou les raves. Étant étudiante en anglais, le monde anglo-saxon m’intéressait d’avantage que la France et la musique me semblait, et me semble encore d’ailleurs, un moyen de voyager comme un autre, comme les langues que j’étudiais.

« L’industrie musicale est un monde parfois futile et/ou d’une grande arrogance »

J’ai eu la chance via mon boulot de journaliste d’aller en reportage en Angleterre, à Detroit et même en Inde, ça vous transforme durablement ce genre de chose… Donc, ce qui a changé ? Peut-être que je ne vois plus les choses de la même façon en 2017 qu’avant ; mon idéalisme s’est transformé en pragmatisme et ma passion en un engagement quasi-quotidien, écouter du son, organiser des événements, et essayer de faire en sorte de vivre en majeure partie de tout ça, grâce au système de l’intermittence ; on a l’énorme chance en France, d’arriver à mieux s’en sortir que d’autres pays d’Europe, avec notre métier.

Ce qui a changé aussi, avoir des amis de longue date devenu professionnels et un vrai réseau des gens qu’on estime et connait depuis longtemps et qui vous permettent d’avancer. Je pense à Christophe Vix que je connais depuis l’époque de Radio FG, mais aussi à Sébastien Manya des Festivals AIRES Libres à Marseille,  à mon agent et tout un tas de musiciens, programmateurs, plus récemment à Shesaid.so, le groupement des femmes dans la musique électronique auquel j’ai adhéré avec conviction. 

Tu te sens comment, juste avant de monter sur scène ?

Comme tout le monde un peu stressée car on se met la pression, j’ai toujours envie que ça marche et que les gens rentrent dans la musique, c’est un challenge à chaque fois…

Et après ?

Soulagée et heureuse, vidée parfois, tout dépend de l’intensité du live et de la réaction des gens, mais globalement, j’ai envie d’y retourner sauf si on me jette des tomates (ce qui n’est pas encore arrivé).

C’est quoi le truc qui te rend la plus heureuse quand tu joues ?

La vibration intérieure qui rejaillit à l’extérieur 

Tu vois un inconvénient dans le fait de faire partie du monde de la nuit” / l’industrie musicale” ?

C’est un monde parfois futile et/ou d’une grande arrogance, un monde où les gens peuvent vite te zapper. Après il y a aussi de vrais passionnés et c’est eux qui comptent, on est dans un milieu où on ne gagne pas des fortunes donc c’est autre chose qui habite ceux qui y consacrent du temps, de l’énergie au lieu d’aller au restau avec leurs potes ou de faire les soldes.

Tu peux m’en dire plus ?

L’industrie musicale actuelle fait ce qu’elle peut, on est dans un monde en pleine transformation, les gens préfèrent écouter des playlists sur Spotify que d’acheter des vinyles ou de prendre le temps de découvrir par eux-même, la musique se consomme comme tu achètes le menu d’un restaurant chinois sur une appli téléphonique, c’est extrêmement triste pour les gens du métier dont je fais partie, mais c’est une réalité. Le truc le plus dur pour moi est de voir les clips atroces de musique auto-tunées sur MCM, les radios horribles qui déversent de la musique prête à consommer comme de la junkfood dans les magasins, tout ça me fait mal mais ça fait partie de l’industrie musicale”. Dieu merci la scène indépendante existe toujours même si, en France, elle est minoritaire. Espérons qu’on arrivera à trouver de nouveaux modèles économiques. La résurgence du vinyle et la dynamique des collectifs, des festivals, laisse augurer des jours meilleurs et il faut rester positif…

Ici, on parle beaucoup de fête comme culture. Faire la fête, ça veut dire quoi pour toi ?

Se réjouir avec d’autres personnes en écoutant de la bonne musique, mais aussi te respecter toi-même et les gens qui organisent pour toi cette fête où tu te trouves…

D’après toi, pourquoi les gens font la fête aujourd’hui ?

Pour se retrouver et vivre ensemble des choses en dehors de métro, boulot, dodo… Pour rencontrer des gens intéressants, sortir de leur quotidien 

Tu as l’impression que les gens ont changé de façon de sortir depuis quelques années ?

On sort toujours pour les raisons que j’ai citées au dessus, j’espère juste qu’il y aura davantage de mélange et de créativité à l’avenir. Pour moi la fête est queer comme l’a déclaré Georgia Taglietti dans Trax, je suis une femme et j’aime la diversité, le modèle patriarcal et techno-burné me fatigue, pour moi la techno doit être spirituelle…

Tu penses que la fête peut être politique ?

Dans le contexte que je viens de citer (fête queer, sortir des codes), la fête a, de façon oblique, une fonction politique.

C’est quoi ton militantisme à toi dans la fête ?

Proposer une fête plus écologique, plus qualitative et qui mixe les publics, une fête peut-être plus moderne qui intègre les nouvelles donnes d’une société qui veut se rassembler sur des valeurs, un peu plus de déviance aussi, tout est tellement codifié, attendu, retrouvons une forme de liberté dans ces rassemblements !

Tu les vois sortir comment les jeunes dans 20 ans ?

En intégrant ce que j’ai dit dans la réponse au dessus, mais c’est un vœux pieux… à 20 ans, on est pas encore conscient”, ça vient avec l’âge, qu’ils soient curieux, ouverts d’esprit et qu’ils s’amusent sans être des moutons c’est déjà énorme…
Tu le vois comment ton futur dans la nuit ?
Je n’en sais rien, j’aime bien l’idée du karma ; je suis prof de Yoga alors je me dis que mon engagement est marqué par des valeurs de partage, de rituels et d’engagement, j’espère pouvoir poursuivre tout ça le plus longtemps possible…

Adeline Journet

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